Fil à broder, pigments, vêtement usagé, 2022/23



UN TEMPS FILAIRE a threaded time Nadia Lichtig et Muriel Valat-B
On parle fréquemment dans nos sociétés connectées de la technologie filaire pour désigner des protocoles d’implémentation de systèmes de communication numérique. Ainsi le câble de cuivre ou la fibre optique se disputent la vitesse de connexion et de transmission des données. Hartmut Rosa note qu’à « l’ère de la mondialisation et du règne de l’actualité que représente internet, le temps est de plus en plus conçu comme un élément de compression ou même d’annihilation de l’espace»[1]. Mais si la technologie filaire contracte le temps et l’espace, et produit ainsi une accélération sociale, nous voulons penser un autre temps filaire, un temps qui étire, tisse et tresse nos existences et nos récits intimes. Filer en français c’est travailler le fil et la trame mais c’est aussi fuir, partir soudainement, je file quand je décide de disparaître, quand je décide de faire avec la disparition. Rien de commun avec la compression mais a contrario, ce sont de longs processus plastiques de redéfinition des espaces intimes et émotionnels qui sont convoqués et intriqués ici jusqu’à dissoudre les matériaux dans d’autres formes d’existences. Ce temps filaire qui spatialise, étire ou met le temps à l’arrêt, est mis en demeure dans les œuvres de Nadia Lichtig et de Muriel Valat-B. Les séries Pictures of Nothing ou Pelha sont avant tout des gestes qui se tiennent dans le temps long et l’étendue, entre héritage et témoignage, chacune accordant à la reprise une puissance de réinvention, d’oscillation entre épanouissement et évanouissement [2].
Nadia Lichtig, « Trouver sa fréquence intérieure ».
La série Pictures of Nothing de Nadia Lichtig s’origine dans des lettres de famille rédigées en diverses langues : allemand, tchèque, hongrois et écriture cyrillique. Abstraits de leur contexte épistolaire, des mots et signes linguistiques sont choisis et peints sur la toile. Puis ces figures sont recouvertes de différentes couches de couleurs et de diluants. Par ce geste de recouvrement et de stratification, Nadia Lichtig questionne le lien entre le langage et l’image, et opère la transposition de l’espace sonore du langage en espace pictural. Les couleurs, les intensités lumineuses et les différents mouvements de la matière transcrivent l’étendue plastique du timbre caractérisé par l’amplitude et la fréquence du signe vocal. Marqué par l’irrégularité, l’instabilité et l’irréversibilité, le timbre se définit comme un espace de transition très impliqué dans la transcription des émotions.
Les partitions sonores qui accompagnent très souvent les peintures suivent elles aussi une ligne de transcription qui nous éclaire sur les combinatoires en jeu dans la recherche de la plasticienne entre le visible, le dicible, et l’audible. La profondeur du chant est corrélée à la transcription d’une lettre, d’un mot ou d’un prédicat souvent bref, tous considérés pour leur dimension plastique. Ainsi Kuća [maison en serbe] est un mot « qui a une connotation « verte », chaleureuse et rassurante […] qui m’évoque une odeur de foin » ; alors que Dachboden [allemand][…]qui signifie « comble d’une maison », c’est quasiment le contraire puisque je le vois bizarrement toujours en feu, donc rouge, et d’où émane un danger. »[3]. Le chant s’appuie le plus souvent sur des boucles et des répétitions et des glissements sonores entre des similitudes
phonétiques. Ces opérations de brouillage du sens, qui peuvent aussi évoquer la naissance de la parole ou
ses défaillances, se constituent en « paysage sonore » selon M. Dufour. L’amplitude sonore des pièces musicales menées par les voix se charge d’instabilité, en résonance avec les coulures, nuées et feuillures qui constituent l’espace pictural des toiles. Ces jeux d’interopérabilité des sens et d’intermédialité donnent à penser l’œuvre à partir du « dynamisme des émotions » [4]. Chargées d’affects, les œuvres de Nadia Lichtig nous confrontent, selon une expression de Gilles Deleuze, à « ce qui ne peut être que senti » tout en trouvant dans les échanges entre l’espace pictural et l’espace sonore des possibilités de conversion de ces affects en émotions redistribuées et partagées.
Muriel Valat-B, repriser le temps
Sur des tissus découpés dans des vêtements usagés qui ont appartenu à l’artiste ou à des proches, ou encore sur des lés d’organdi, Muriel Valat-B fait des points de couture et de broderie. Avec ces lambeaux, elle frotte, essuie, ramasse dans l’atelier des pigments, de l’huile, de l’acrylique. Elle brode et coud comme elle pratique la gravure. L’encrage est ce moment d’imprégnation, d’examen de la profondeur d’un sillon, d’une trame. Ici, il prend la forme d’un prélèvement opéré par des gestes modestes, le plus souvent apparentés à des tâches ménagères.
Ces pelhas ou peilhes — haillons, lambeaux, serpillières en occitan – peu à peu se garnissent de traces diffuses, d’empreintes éparses. Les motifs formés par des fils de coton brodés, surplombent ensuite les frottages et les macules. L’aiguille passe, le fil traverse, puis le point apparaît dessus, et les dessous du plan de travail laissent les fils s’emmêler, désordre possiblement révélé quand on retourne la pièce de tissu ou quand on met le fil en attente.
Muriel Valat-B pense à Louise Bourgeois : « J’ai toujours été fascinée par le pouvoir magique de l’aiguille. L’aiguille sert à réparer les dégâts ». Parfois apparentée à la tenue d’un journal intime, la réalisation des points de broderie s’exerce comme un geste de réparation. Muriel Valat-B reprise le temps, et une certaine forme de condition ; dans le travail du textile, on testait « la condition des soies ou des cotons » pour connaître leur résistance. En brodant les pelhas Muriel Valat-B teste moins la résistance des tissus qu’elle ne sacralise (donc met à l’écart) un espace domestique pour en faire une puissance de déplacement et de réparation. Mises sous vitrine, les pelhas, chargées d’existences, témoignent.
Avant l’image, il faut inventer des gestes. Gravir est donc ce nouveau protocole, tout autre et pourtant accolé à la gravure. Muriel Valat-B prélève des empreintes à l’encre, de galeries formées par des insectes sur des écorces dans le Fenouillèdes. Puis elle applique ces empreintes sur l’organdi et brode au fil blanc. En traversant l’étoffe plus ou moins imprégnée, le fil absorbe l’encre, il se teinte. Les boucles ourlées forment alors des galeries qui retracent les passages du fil. Elles font émerger le geste. Broder c’est gravir. C’est interroger le vertical et l’horizontal. C’est déloger les espaces, pictural et scriptural, et se tenir sur une ligne de suture, ce point de jonction entre deux éléments libres ou soudés.
Galerie Lligat, Mars 2023.
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1- Hartmut Rosa, Aliénation et accélération, vers une théorie critique de la modernité tardive, Paris, La Découverte Théorie critique, 2012, p. 19. / 2- Étienne Souriau, parle du trajet instauratif où chaque acte de l’artiste peut placer l’œuvre dans l’épanouissement ou l’évanouissement, dans Les différents modes d’existence Paris, PUF, 2009, p. 204-205. / 3- Marion Dufour, Écho de langues, in Nadia Lichtig, Pictures of Nothing, M.Dufour, H.Fuhlbrügge, T.Trémeau, L.Seyfarth, Institut Français, Berlin, Kerber Verlag, 2014, p. 82-83. / 4- Sur ce point, voir l’approche de Simondon dans l’article de Jean-Pierre Esquenazi, « Vers la citoyenneté : l’étape de l’émotion », Mots. Les langages du politique [En ligne], 75 | 2004, URL : http://journals.openedition.org/mots/3183.